La semaine dernière, j’ai plaidé devant la Cour d’assises pour la 155e fois environ. Tout bien calculé, j’aurai passé en quinze ans près de deux années assis sur les bancs de cette juridiction, tantôt du côté des parties civiles, le plus souvent à la défense. Parfois seul, parfois avec des confrères. Peu nombreux sont ceux qui ont la chance de plaider régulièrement devant un jury populaire. C’est pourquoi j’ai voulu partager ici ce que j’ai ressenti au fil de ces années : mon amour de la France des petits tribunaux, de la technicité d’un métier souvent méconnu, des émotions durables qui rendent la profession d’avocat aussi exigeante qu’extraordinaire.
Le jour de mon mariage, mon patron m’avait dit : « Passe un bon week-end, parce qu’après tu vas faire le tour de la France ! » Il avait raison. Un procès d’assises dure en moyenne cinq jours, parfois six ou sept semaines quand l’affaire est exceptionnelle. Les déplacements m’ont ainsi conduit à parcourir le pays : Chambéry, Carcassonne, Le Puy, Douai, Laon, Lons le Saunier, Tulle, Digne les bains…
Mais ce « tour de France » est avant tout une expérience sociologique sans pareil. Les jurés sont tirés au sort : ouvriers, cadres, retraités, chômeurs, jeunes actifs… Ils offrent un visage du pays bien éloigné de l’image donnée par les médias. Plaider devant eux est l’essence même du métier de pénaliste : ici, la justice est vraiment rendue « au nom du peuple français ». Rien ne remplace le regard des citoyens siégeant comme jurés. Leur présence donne davantage de légitimité à la décision – à la condition, bien sûr, que ces derniers remplissent pleinement leur rôle.
Dans une carrière d’assises, j’ai vécu des soirées d’acquittement mémorables, marquées par la joie et la fierté du travail accompli. Mais j’ai aussi traversé des défaites, parfois ressenties comme des injustices, dont je ne me suis jamais tout à fait remis.
À côté de ces instants d’intensité, les débats comportent aussi beaucoup de temps morts, souvent interminables, parfois improductifs. Une réforme utile devrait porter là-dessus : rationaliser la longueur excessive de certaines audiences.
Être avocat aux assises, c’est accepter une vie exigeante, éloignée des fictions télévisées. C’est partir le dimanche soir, valises de dossiers à la main, rejoindre une ville inconnue, loin de sa famille. C’est affronter des audiences qui s’éternisent et rentrer tard chez soi. C’est apprendre à être seul, à supporter la pression et à gérer une fatigue permanente.
Ce métier use. Il oblige à s’organiser, à se structurer et à garder une force intérieure solide. Il confronte aussi à la fragilité du service public judiciaire : dans certaines cours, greffiers et magistrats facilitent le travail et allègent le quotidien. Dans d’autres, l’autoritarisme ou le manque de moyens compliquent tout. Partout, il révèle l’humanité, ses grandeurs comme ses travers.
Mais c’est justement cette dureté qui rend la profession si unique. Car malgré le stress, les sacrifices et les frustrations, je n’ai jamais regretté une seconde de m’être tourné vers cette voie. Ce métier est éreintant, mais il est aussi magique, d’une richesse intellectuelle et humaine inégalable. Monter à la barre face à un jury reste pour moi un moment extraordinaire, à chaque procès.